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dimanche 3 mai 2015

Castaneda: la place de pouvoir.



Pour don Juan, l’importance des plantes était fonction de leur capacité à produire chez l’être humain des états de perception particulière. Il m’a fait parcourir ces différents états afin de dévoiler et de mettre en usage son savoir. J’ai appelé cela des « états de réalité non ordinaire », ce qui signifie une réalité inhabituelle par rapport k la réalité ordinaire de tous les jours. Cette distinction repose sur le sens inhérent à ces états de réalité non-ordinaire. Dans le contexte du savoir de don Juan, on les considérait comme réels, encore que leur réalité fût différente de celle de tous les jours.
Don Juan croyait que ces états de réalité non-ordinaire constituaient la seule forme d’enseignement pragmatique, et le seul moyen de parvenir à la puissance. Il donnait à penser que les autres domaines de son enseignement ne constituaient que des compléments. Cette attitude était reflétée par son comportement en face de tout ce qui n’était pas directement lié aux états de réalité non-ordinaire. Je retrouve dans toutes mes notes des références à cet état d’esprit. Par exemple, au cours d’une conversation, il suggère que certains objets possèdent intrinsèquement un certain pouvoir.




J’ai passé avec don Juan tout l’après-midi du vendredi. J’allais partir vers sept heures. Nous étions assis sous la véranda devant sa maison et j’avais décidé de lui parler une fois de plus de cette étude. C’était devenu une sorte de routine, et je m’attendais à l’entendre refuser une fois de plus. Je lui ai demandé comment il pourrait admettre mon simple désir d’apprendre, comme si j’avais été un Indien. Il a attendu longtemps avant de me répondre. Il fallait que je reste, car il semblait faire un effort pour se décider.
Finalement, il m’a dit qu’il y avait bien un moyen, et il a commencé à définir le problème. Il a fait remarquer que j’étais fatigué d’être assis par terre, et que la chose à faire, c’était de trouver l’endroit du plancher (sitio) où je pourrais rester assis sans fatigue. J’étais resté assis les genoux sous le menton, les mains jointes devant mes jambes. Lorsqu’il a dit que j’étais fatigué, j’ai remarqué que j’avais mal dans le dos, et que je me sentais tout à fait épuisé.
J’ai attendu de l’entendre expliquer ce qu’il entendait par « endroit », mais il ne semblait pas décidé à préciser ce détail. Peut-être voulait-il dire que je devrais changer de position. Je me suis donc levé et je suis venu m’asseoir plus près de lui. Non, ce n’était pas ça, il m’a clairement fait comprendre qu’un endroit, cela signifiait la place où un homme se sent naturellement heureux et fort. Avec sa main, il a tapoté l’endroit où il était lui-même assis, ajoutant qu’il venait de me poser une devinette qu’il me faudrait bien trouver tout seul.
En fait, sa devinette constituait pour moi une énigme. J’ignorais par 'où commencer et ce qu’il voulait dire. Je lui ai à plusieurs reprises, demandé une indication supplémentaire, un petit détail, comment s’y prendre pour trouver l’endroit où j’allais me sentir heureux et fort. J’ai insisté, j’ai essayé de discuter, en rappelant que je ne disposais d’aucun moyen pour comprendre vraiment ce qu’il voulait dire, et que ce problème n’avait pour moi aucun sens. Il m’a alors suggéré de me promener sous la véranda pour trouver cet endroit en question.
Je me suis levé et j’ai commencé à arpenter le plancher. Je me suis senti complètement idiot, et je suis retourné m’asseoir devant lui.
J’ai alors vu que je l’agaçais prodigieusement, et il m’a accusé de ne pas écouter, ce qui montrait peut-être que je ne voulais pas vraiment apprendre. Puis il s’est calmé et il m’a expliqué que tous les endroits ne sont pas bon pour s’asseoir ou pour que l’on s’y tienne, et que sous cette véranda, il n’existait qu’un seul endroit où je me sentirais vraiment bien. C’était à moi de le découvrir parmi tous les autres. En gros, il fallait que je le repère entre différentes possibilités, sans qu’aucun doute fût possible.
J’ai essayé de discuter : certes, la véranda n’était pas immense, elle faisait 3,60m sur 2,40m, et le nombre de points possibles était relativement limité mais il me faudrait quand même un temps incroyable pour tous les essayer. De plus, comme la taille de ces points n’était pas précisée, finalement il y avait un nombre infini de possibilités, au bout du compte.
Arguments futiles. Il s’est levé et m’a sévèrement prévenu que cela pouvait me prendre des jours pour y parvenir, mais que si je n’arrivais pas à résoudre ce problème, autant valait abandonner, car il ne pourrait rien me dire. Il savait où se trouvait mon endroit, il a bien insisté là-dessus, il était par conséquent impossible de lui mentir ; c’était la seule façon pour lui de croire à mon désir sincère d’apprendre à connaître le Mescalito par simple goût du savoir. Rien dans ce monde n’était donné, a-t-il ajouté, et ce qui valait la peine d’être appris devait l’être avec effort.
Il a fait le tour de la maison pour aller uriner dans le chaparral, et il est revenu par l’autre côté.
J’ai pensé que cette recherche de l’endroit du bonheur, c’était une façon pour lui de se débarrasser de moi, aussi me suis-je levé et j’ai commencé à parcourir la véranda. Le ciel était clair, je distinguais parfaitement tout ce qu’il y avait autour de moi. J’ai continué comme cela pendant sans doute plus d’une heure, mais rien n’est venu me révéler remplacement de ce point. J’ai commencé à me sentir fatigué, je me suis assis ; au bout de quelques minutes, je suis allé m’asseoir ailleurs, puis encore ailleurs, puis j’ai commencé à couvrir d’une façon presque systématique toute. la surface du plancher. J’essayais consciencieusement de « sentir » une différence entre ces différentes places, mais les critères me manquaient. Il m’a semblé que je perdais mon temps. J’ai cependant continué. Ma justification, c’est que j’avais fait une longue route pour voir don Juan, et puis je n’avais rien d’autre à faire.
Je me suis allongé sur le dos, je me suis mis les mains sous la tête en guise d’oreiller. J’ai roulé sur le côté, et je suis resté un moment sur le ventre. J’ai recommencé sur toute la surface du plancher. Il m’a semblé pour la première fois avoir trouvé quelque chose qui ressemblait à un repère : j’avais plus chaud sur le dos.
J’ai recommencé en sens inverse, sur toute la surface du sol, sur le ventre, partout où j’avais été sur le dos. J’ai éprouvé les mêmes sensations de chaud et de froid selon ma position sans qu’il y eût de différence entre les endroits.
Une idée m’est alors venue, qui m’a semblée brillante : et si j’essayais l’endroit de don Juan ? Je suis allé m’y allonger, d’abord sur le ventre, après sur le dos, mais l’endroit ne semblait pas différent des autres. Je me suis relevé. J’en avais assez. J’avais envie d’aller dire adieu à don Juan, mais je n’ai pas osé le réveiller. J’ai regardé l’heure à ma montre. Il était deux heures du matin, il y avait six heures que je me roulais par terre.
C’est alors que don Juan est sorti et qu’il est allé faire un tour dans le chaparral. Il est revenu se planter devant la porte. Je me sentais complètement désespéré, et j’aurais voulu trouver quelque chose de désagréable à lui dire avant de m’en aller. Mais j’ai compris que ce n’était pas de sa faute. C’est de mon propre gré que je m’étais lancé dans cette entreprise saugrenue. Je lui ai dit que ça n’avait pas marché. J’avais passé la nuit à me rouler par terre comme un imbécile, et l’énigme n’avait toujours aucun sens pour moi.
Il a ri et il a dit que cela ne l’étonnait pas car je ne m’y étais pas pris comme il fallait. Je ne m’étais pas servi de mes yeux. Ce qui était vrai. Et pourtant j’étais sûr qu’il m’avait dit de sentir la différence. Quand je lui ai répondu cela, il m’a dit que l’on pouvait également sentir avec les yeux, lorsqu’on ne regardait pas directement dans les choses. Il a ajouté que pour moi, c’était la seule solution : je devais utiliser tout ce dont je disposais, et je n’avais que mes yeux.
Il est rentré. Je suis sûr qu’il était resté à m’observer. Comment aurait-il pu savoir autrement que je ne m’étais pas servi de mes yeux ?
J’ai recommencé à me rouler par terre, parce que c’était encore le plus pratique. Mais cette fois-ci, je restais le menton appuyé sur la main, à examiner tous les détails. Au bout d’un certain temps, l’obscurité autour de moi a commencé à changer. Lorsque je regardais juste en face de moi, la zone périphérique de mon champ de vision devenait d’un jaune verdâtre extrêmement brillant et uniforme. L’effet était tout à fait surprenant. Regardant toujours droit devant moi, j’ai entrepris de me déplacer perpendiculairement sur le ventre, trente centimètres à la fois.
Soudain, presque vers le milieu du plancher, j’ai eu conscience d’un autre changement de nuance. A ma droite, à la limite de mon champ de vision, le jaune verdâtre était devenu d’un pourpre intense. J’ai concentré mon attention sur ce point. Le pourpre a pâli, tout en restant brillant, puis n’a plus changé tout le temps que je suis resté dans cette position.
J’ai marqué l’endroit avec ma veste, et j’ai appelé don Juan. Il est venu sous la véranda. J’étais tout ému. J’avais réellement vu le changement de couleurs. Il n’a pas eu l’air impressionné, mais il m’a dit de m’asseoir à cet emplacement et de lui dire ce que je ressentais.
Je me suis assis puis je me suis allongé sur le ventre. Il était debout à côté de moi. Il m’a demandé à plusieurs reprises ce que je ressentais. Rien de particulier. Pendant un quart d’heure, j’ai essayé de voir ou de sentir une différence. Don Juan attendait patiemment. J’étais complètement dégoûté. J’avais un goût métallique dans la bouche. Puis j’ai été pris d’une migraine brutale. J’étais sur le point de vomir. A la seule idée de ces efforts absurdes, j’étais envahi par une fureur insensée. Je me suis relevé.
Don Juan avait certainement remarqué mon désespoir. Il n’a pas ri, et il m’a dit qu’il fallait que je sois inflexible pour moi-même si je voulais vraiment apprendre quelque chose. Il n’y avait pour moi, a-t-il dit, que deux possibilités : ou bien j’abandonnais et je rentrais chez moi – et je n’apprendrais jamais rien – ou j’arrivais à résoudre l’énigme.
Il est rentré dans la maison. J’avais envie de partir tout de suite, mais je me sentais trop fatigué pour conduire. En outre, la perception de ces couleurs avait été si surprenante que j’étais sûr qu’il s’agissait là d’un signe. Je parviendrais peut-être à distinguer d’autres changements. De toute façon, il était trop tard pour partir. Je me suis assis, j’ai étendu les jambes et j’ai recommencé.
J’ai parcouru rapidement toute la surface, je suis passé par l’endroit de don Juan, puis après avoir fait le tour de la véranda, je suis revenu vers son centre. J’ai compris alors qu’un autre changement de couleur était en train de s’accomplir, toujours à la limite de mon champ de vision. La couleur chartreuse unie qui recouvrait toute la surface se changeait, sur un point situé à ma droite, en vert-de-gris intense. La couleur n’a plus changé pendant un moment, puis elle a soudain changé de ton, différent de celui que j’avais vu auparavant. J’ai ôté une de mes chaussures et j’ai marqué l’emplacement avec. Ensuite, j’ai recommencé à me rouler dans toutes les directions. Je n’ai pas remarqué d’autre changement de couleur.
Je suis revenu à l’endroit que j’avais marqué avec ma chaussure et je l’ai bien observé. Il était situé à environ un mètre quatre-vingts de l’endroit que j’avais marqué avec ma veste, vers le sud-est. Il y avait un gros rocher à côté. Je suis resté allongé à me poser des questions, examinant chaque détail pour y trouver une indication, mais je n’ai rien ressenti de différent.
J’ai décidé d’essayer l’autre point. J’ai rapidement pivoté sur les genoux, et j’allais m’allonger sur ma veste quand j’ai ressenti une appréhension inhabituelle. Comme une sensation physique, plutôt, ou quelque chose qui me donnerait vraiment un coup dans l’estomac. J’ai bondi en arrière. Je sentais mes cheveux se hérisser. Les jambes légèrement arquées, le tronc penché en avant, les bras rigides devant moi et les doigts crispés, j’ai remarqué mon étrange attitude, et ma frayeur a augmenté.
J’ai involontairement reculé et je me suis assis sur le rocher à côté de ma chaussure. Et puis du rocher, je me suis laissé couler sur le sol. J’ai essayé de trouver ce qui avait bien pu provoquer cette frayeur chez moi. Peut-être était-ce dû à la fatigue. C’était presque l’aube. Je me sentais gêné et tout bête. Et j’étais toujours incapable de m’expliquer cette frayeur, sans avoir pour autant découvert ce que voulait don Juan.
J’ai décidé d’essayer encore une fois. Je me suis levé et je me suis lentement approché de l’endroit que j’avais marqué à l’aide de ma veste, et la même angoisse m’est revenue. J’ai fait un gros effort pour me dominer. Je me suis assis, puis je me suis agenouillé pour me mettre face contre terre, mais malgré moi je n’arrivais pas à m’étendre. J’ai posé les mains à plat sur le sol devant moi. Ma respiration est devenue plus rapide ; j’avais l’estomac tout barbouillé. Une nette sensation de panique m’avait envahi, et j’ai eu toutes les peines du monde pour ne pas détaler. Don Juan m’observait sans doute. Je suis allé à quatre pattes jusqu’à l’autre endroit et j’ai appuyé mon dos contre le rocher. J’avais envie de me reposer un peu pour organiser un peu mes idées, mais je me suis endormi.
J’ai entendu don Juan parler et rire au-dessus de ma tête. Je me suis réveillé.
– Vous avez trouvé l’endroit, a-t-il dit.

D’abord, je n’ai pas compris, puis il m’a confirmé que l’endroit où je m’étais endormi était bien le point en question. Il m’a à nouveau demandé comment je me sentais, allongé là. Je lui ai répondu qu’en fait je n’y sentais aucune déférence.
Il m’a demandé de comparer mes sensations présentes à celles que j’avais eues allongé à l’autre endroit. Pour la première fois, j’ai découvert que j’étais incapable d’expliquer mon angoisse de la nuit dernière. Il a insisté pour me faire essayer encore l’autre endroit. Il y avait dans sa voix comme une sorte de défi. Et de fait, cet endroit me faisait peur, sans raison explicable. Il fallait être stupide pour ne pas voir la différence, a-t-il prétendu.
Je lui ai demandé si chacun de ces points portait un nom particulier. Il a répondu qu’on appelait le bon sitio et le mauvais, « l’ennemi ». C’étaient eux qui détenaient la clef du bonheur pour un homme, surtout si ce dernier était à la recherche du savoir. Le simple fait de m’asseoir à son endroit à soi créait une force supérieure. Par contre, « l’ennemi » affaiblissait son homme et pouvait éventuellement causer sa mort. Il m’a dit que j’avais régénéré mon énergie, gaspillée la nuit précédente, et que cela s’était fait pendant que je dormais à l’endroit qui était le mien.
Il a précisé que ces couleurs associées à ces points précis possédaient le même pouvoir de donner de la force ou d’en ôter.
Je lui ai demandé s’il existait d’autres endroits pour moi comme les deux que j’avais déjà trouvés, et comment il fallait s’y prendre pour les découvrir. Bien des endroits dans le monde étaient comparables à ces deux-là, a-t-il répondu, et le meilleur moyen de les repérer, c’était par leurs couleurs respectives.
Je ne savais pas trop si j’avais résolu ou non le problème. En fait, je n’étais pas trop sûr qu’un problème existât. Je ne pouvais m’empêcher de trouver que toute cette expérience m’avait été imposée de façon arbitraire. J’étais sûr que don Juan avait passé la nuit à m’observer, et que pour me faire plaisir il avait prétendu que l’endroit où j’avais fini par m’endormir était bien le point en question. Je ne voyais cependant pas la raison logique de tout cela. Or quand il m’a mis au défi d’aller m’asseoir à l’autre endroit, je n’ai jamais pu m’y résoudre. Il existait ainsi une étrange cassure entre l’expérience pragmatique de cette peur de « l’autre endroit »
et mes considérations rationnelles sur toute cette aventure.
Quant à lui, don Juan était certain que j’avais réussi.

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